La Mère de Dieu parle à son Fils, lui disant : Ma plainte est grande. Bien que
vous sachiez toutes choses, je les proférerai néanmoins pour l’amour de celle
qui est ici présente.
Le Fils répondit : Il m’est donné toute sorte de jugement, et il faut que je
juge toutes les actions en détail. En vérité, neuf sortes de biens conviennent à
ce juge :
1° écouter attentivement ;
2° discerner ce qui est proposé ;
3° la volonté de vouloir justement juger ;
4° d’informer pourquoi on plaide ;
5° demander combien de temps le procès a duré, car le jugement est d’autant plus
grave que les délais ont été plus grands ;
6° voir si les témoins sont bons, les confronter en leurs affirmations,
considérer si l’une des parties a plus de témoins ;
7° n’être précipité ni timide au jugement, ni ne craindre la puissance, ou le
dommage , ou le déshonneur , pour soutenir la vérité ;
8° ne se soucier des prières ni les dons d’autrui ;
9° être équitable en jugeant, juger de même manière le pauvre que le riche, de
même le frère et le fils que l’étranger, ne faire rien contre la vérité pour
quelque plaisir du monde.
Dites donc, ma très-chère Mère, ce que vous voulez.
La mère répondit : Deux hommes plaident entre eux. En eux sont deux esprit, en
l’un le bon et en l’autre le mauvais. Or , le sujet de leur procès est l’achat
de votre sang , l’un pour le tirer, l’autre pour le faire vivre ; en l’un sont
la dilection et l’obéissance , et en l’autre sont la haine et la superbe. Faites
donc jugement.
Le Fils répondit : Combien y a-t-il de témoins de la part de votre ami , et
combien de l’autre partie adverse?
La Mère répondit : Mon ami en a bien peu, et l’autre plusieurs , qui savent la
vérité, mais ils la méprisent et ne la veulent pas dire.
Le Fils répondit : Je ferais un juste jugement.
Et la Mère repartit : Mon ami ne se plaint point , car la seule substance de son
corps lui suffit. Mais moi, qui suis sa Dame et sa maîtresse , je me plains de
peur que la malice ne gagne le dessus.
Le Fils répondit : Je ferai ce que vous voulez ; mais comme vous le savez, le
jugement corporel doit précéder le spirituel, et pas un ne doit être jugé que
son péché ne soit consommé.
Et la Mère dit : O mon Fils , bien que nous tous sachions toutes choses,
néanmoins, pour l’amour de l’assistance , je cherche quel jugement corporel sera
fait en celui-ci , et quel jugement spirituel.
Et le Fils dit : Le jugement corporel est que son âme sorte vitement du corps
et que sa main soit sa mort. Le jugement spirituel est que son âme soit pendue
au gibet de l’enfer , non pas avec des cordes, mais avec du feu très ardent,
d’autant qu’il est une brebis qui dégénère de son troupeau.
Lors un religieux de saint Augustin parlait au Juge, disant : Seigneur, vous
n’avez rien a faire avec cet homme ; vous l’avez appelé au repos, et il s’en est
oublié ; son obéissance est enfreinte , son nom est ôté et ses œuvres sont
nulles.
Le Juge répondit : Son âme n’est pas présente au jugement pour répondre.
Le diable dit : Je veux répondre. Si vous l’avez appelée des tempêtes du monde
au repos, je l’ai appelée d’un haut degré de perfection à une fosse très
profonde. Son obéissance à mon égard a été très prompte ; son nom est glorieux
en moi.
Le Juge répartit : Expliquez ce que vous avez remarquez en elle.
Je le ferai , dit le démon , quoiqu’à regret. Vous l’avez appelé des tempêtes et
des orages des soins du monde au repos de la vie spirituelle , comme à un bon
port ; mais lui , il estime cela à néant , d’autant qu’il désire avec plus
d’affection les tracas et les intrigues du monde.
Le plus haut degré est une bonne contrition et une sainte confession, qui a ces
deux choses en perfection ; il vous parle , à vous qui êtes très puissant, et il
arrive jusqu’à votre majesté. Je l’ai précipité de ce sommet ou degré très-haut
, quand il s’est résolu de pécher jusques à la fin, quand il a réputé les péchés
pour rien , votre justice à vanité. La profonde fosse, c'est la gueule et la
cupidité, car comme la fosse très profonde n'est facilement remplie, de même la
cupidité est insatiable. Or, son nom était moine , et le nom de moine signifie
Garde de soi-même, et abstinence même des choses licites.
Mais toutes ces choses sont abolies en lui, et il s'appelle maintenant Saül, car comme Saül, il s'est
retire de l'obéissance, son obéissance ayant été enfreinte.
Comme les deux bouts de bois coupés ne se peuvent unir à cause de la pourriture, de même le désir
des choses célestes ni la divine charité, qui sont comme deux bouts unis à
l'obéissance, ne peuvent s'accorder avec son obéissance, d'autant qu'il n'obéit
que pour les cupidités mondaines, pour sa propre utilité et pour sa volonté
propre, et ses œuvres, dit le diable, sont selon mes œuvres; car bien que je ne
chante ni ne dis la messe , ni ne fasse le reste comme lui, néanmoins, quand il
fait tout cela, il la fait selon mes volontés ; lors de la sorte, il fait mes
œuvres; et on les peut dire mes œuvres, car quand il célèbre les messes, il
s'approche de vous par présomption, et par cette présomption, il est plus
facilement rempli de ma malice plus grande.
Il chante aussi pour les louanges des hommes, et quand je lui montre mon dos, il tourne aussi le sien contre le
mien, et quand je le veux, il tourne son ventre vers mon ventre, c'est-à-dire ,
il accomplit ses voluptés selon mes volontés; tout ce qu'il fait, il le fait en
considération de la vie présente et de sa propre volonté. Parmi toutes ses
œuvres sont mes oeuvres.
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D'ailleurs, la même âme apparut , aveugle et tremblante; elle était suivie d'un
Ethiopien, jusques à ce qu'elle fut venue au jugement qui semblait être assemble
auprès d'un grand trône avec une grande multitude. Et l'Ethiopien dit : O Juge,
jugez-moi cette âme; elle est maintenant présente, et le jugement de son corps
est déjà passe. Le même Ethiopien ajouta : Vous avez dit que sa main serait sa
mort , cela est maintenant fait.
Et le Jude dit: Ceci se peut entendre en deux manières, ou que les œuvres
mauvaises ont été occasion de sa mort, ou bien que sa main corporelle abrégeait
la mort du corps.
L'Ethiopien répondit : L'un et l'autre est vrai, car sa vie impudique à occis
son âme, et l'impatience a ouvert la plaie de sa chair par laquelle il est mort.
Le Juge repartit: Vous avez accuse cette âme le premier, d'autant que vous la
précipitiez d'un degré très haut, et parce qu'il tournait son ventre vers le
votre. Partant, oyons maintenant ce que dit cette âme.
Et le Juge, comme se tournant vers elle, lui dit : O âme, vous avez eu la raison
pour discerner le bien du mal : pourquoi avez-vous foule aux pieds le nom de
prêtre, qui est si grand et si excellent?
Elle répondit : J'avais la raison, mais je suivais plutôt mes désirs et mes
volontés , ne me persuadant point que, sous une espèce si petite, une chose si
grande, si sublime, put être cachée.
Le Juge lui dit pour la deuxième fois : Vous avez su que la perfection de la
religion est l'humilité et l'obéissance : pourquoi êtes-vous loup sous la peau
de brebis?
L'âme repartit : Afin de fuir les opprobres du monde et pour avoir une vie
paisible.
Le Juge lui dit pour la troisième fois : O frère, non pas mien, puisque vous
avez vu l'exemple des saints, vos frères, et les avez ouis, pourquoi ne les
avez-vous pas suivis?
Tous les bons exemples que j'ai ouis et vus , dit-elle, m'étaient odieux et à
charge , car j'avais résolu en mon cœur de suivre mes volontés et mes mœurs, et
non les mœurs des saints.
Le juge lui dit pour la quatrième fois : Pourquoi ne pratiquiez-vous pas les
jeûnes , l'oraison, la confession?
Je les pratiquais, dit-elle, mais je faisais comme celui qui dit peu afin de
plaire, et afin de ne déplaire, cache ce qui est plus grand.
Le juge lui dit : Eh quoi ! n'avez-vous pas lu qu'un chacun des hommes doit
rendre raison des plus petites choses?
Lors l'âme dit avec un grand gémissement : vraiment, ô Seigneur, je l'ai lu et
l'ai su en ma conscience, mais j'ai pense que votre miséricorde était si grande
que vous ne vouliez punir éternellement, c'est pourquoi je voulais en faire
pénitence en la vieillesse. Mais les douleurs et la mort m'ont tellement
accablée tout d'un coup, que quand je voulais me confesser, je perdais la
mémoire, et mon âme était attachée comme par un lien.
Lors le diable cria : O Juge, je vois merveilles : cette âme se juge elle-même ;
elle confesse maintenant ses crimes sans fruit ; néanmoins je n'ose point mettre
ma main sur elle sans votre jugement.
Le Juge répondit : Il est fait et accompli.
Ces choses étant dites, l"Ethiopien et l'âme disparurent comme lies ensemble, et
descendirent comme une foudre et un tonnerre.
Le Juge dit derechef : Ces choses se sont passées en un moment; mais afin que
vous les entendiez , elles semblent avoir été faites en l'espace de quelque
temps, afin que vous voyiez , sachiez et craigniez les fureurs de la justice du
Dieu Tout-Puissant. |