Je voyais un homme dont les yeux étaient arrachés et pendaient encore aux joues
avec deux petits nerfs . Il avait les oreilles comme un chien , le nez comme un
cheval , la bouche comme un loup farouche , ses mains comme de grands pieds d’un
bœuf , et ses pieds comme les serres d’un vautour.
Je voyais aussi une femme qui était auprès de lui , les cheveux de laquelle
étaient comme un buisson d’épines ; ses yeux étaient au derrière de la tête ,
ses oreilles coupées ; son nez était plein de pourriture et de puanteur ; ses
lèvres étaient comme les dents du serpent . IL y avait en sa langue un
aiguillon vénéneux . Les mains étaient comme deux queues de renard , ses pieds
comme deux scorpions.
Tandis que je voyais ceci , non en dormant , mais en veillant , je dis : Hélas !
qu’est ceci ? Et soudain une douce et mélodieuse voix me parla avec tant de
consolation , que toute la crainte et l’effroi se retirèrent de moi disant :
Vous qui voyez ceci , que pensez-vous que ce soit là?
J’ignore , dit-elle , si ceux que je voix sont diables , hommes ou bêtes ,
engendrés ainsi de quelque espèce de bête , ou des hommes que Dieu ait formés de
la sorte.
La voix me répondit : Ce ne sont point des diables , car ils n’ont pas de corps
, comme vous voyez que ceux-ci ont , ni ne sont des bêtes , car ils sont de la
race d’Adam ; ni aussi Dieu ne les a pas créés de la sorte , mais ils
apparaissent et sont faits ainsi difformes en leurs âmes par le diable , et ils
vous semblent tels corporellement . Je vous montrerai qu’est-ce qu’ils
signifient spirituellement.
Les yeux de cet homme vous semble arrachés et pendants par deux petit nerfs .
Par les deux nerfs , vous entendrez deux choses :
1° que cet homme a cru que Dieu vivait éternellement ;
2° il a cru aussi que son âme , après cette vie , vivrait éternellement en bien
ou en mal.
Par les deux yeux , vous entendez aussi deux autre choses :
1° qu’il devait considérer comment il devait éviter les péchés ;
2° comment il pouvait , par ma grâce , parfaire et accomplir les bonnes œuvres .
Les deux yeux sont pour cela arrachés , d’autant qu’il n’a pas fait de bonnes
œuvres , poussé du désir de la gloire céleste, ni fui le péché que par la
crainte des supplices éternels.
Il a aussi des oreilles de chien , car comme un chien , il ne s’est non plus
soucié du nom de Dieu ni d’autre que du sien propre , s’il l’oyait nommer .
C’est aussi en cette manière qu’il s’est soucié autant de l’honneur de Dieu que
de l’honneur de son propre nom.
Il a aussi un nez de cheval , car comme le cheval débridé , ayant jeté sa fiente
, se plaît à y approcher le nez , il en fait de même , car ayant commis le péché
, qui est très vil devant Dieu comme une fiente , il lui semble retirer quelque
douceur misérable de sa puanteur quand il y pense.
Il a aussi la bouche comme un loup farouche , qui , ayant rempli son ventre et
sa bouche , désire encore dévorer ce qui est encore en vie . De même en fait
celui-ci , car s’il possédait tout ce qu’il a vu des yeux , il désirerait encore
posséder tout ce qu’il oit que les autres possèdent.
Il a aussi les mains comme un bœuf très fort , qui , étant courroucé , foule
aux pieds celui qu’il peut surmonter à cause de la véhémence de sa colère , ne
se souciant ni des intestins ni de la chair , pourvu qu’il lui puisse ravir la
vie . De même en fait celui-ci, car quand il est en colère , il ne se soucie
point que l’âme de son ennemi descende en enfer , ni que son corps endurât
quelque tourment que ce fût , pourvu qu’il lui pût ôter la vie.
Il y a aussi les pieds comme un vautour , qui a quelque chose en ses griffes qui
lui est à goût : il la serre tellement avec son pied , que les forces manquant
au pied à cause de la grande douleur , il est contraint de laisser aller ce
qu’il tenait . De même en fait celui-ci , car il veut tenir injustement jusques
à la mort ce qu’il a pris d’autrui , quand même les forces lui manquent , et est
contraint de lâcher prise quand il n’en peut plus.
Les cheveux de cette femme ressemblaient à un buisson d’épines . Or , les
cheveux , qui sont au sommet de la tête , qui ornent la face , signifient la
volonté qui désire sommairement plaire à Dieu tout souverain , car cette volonté
orne et enrichit l’âme devant Dieu . Mais d’autant que la volonté de cette femme
est portée à plaire sommairement à ce monde plus qu’à Dieu souverain , c’est
pourquoi ses cheveux sont comme un buisson d’épines.
Ses yeux paraissent au derrière de la tête , car elle détourne les yeux de
l’esprit de ce que Dieu lui a donné en la créant , en la rachetant, et en la
favorisant utilement en diverses sortes de manières . Or , elle regarde fort
attentivement les choses passagères , et desquelles elle s’approche tous les
jours , jusques à ce qu’elles se soient évanouies de sa présence.
Ses oreilles apparaissent coupées spirituellement, d’autant qu’elle se soucie
peu de la doctrine du saint Evangile , ou d’ouïr
les prédications.
Ses narines sont pleines de pourriture , car comme par les narines on attire au
cerveau la suavité des odeurs , afin que , par elles , le cerveau soit fortifié
, de même , par ses affections déréglés , elle attire toutes les pourritures qui
plaisent au corps , aux affections délectables et misérables.
Ses lèvres sont comme les dents du serpent , et en sa langue paraissait un
aiguillon vénéneux , car quand le serpent serre fortement les dents , de peur
que son aiguillon ne soit rompu par quelque accident , néanmoins l’écume
s’écoule entre la séparation des dents . De même elle serre les lèvres en la
confession vraie , de peur de n’émousser la délectation du péché , qui est
l’aiguillon vénéneux de son âme . Néanmoins , la laideur et la difformité du
péché paraissent évidemment devant Dieu et devant les saints.
Je vous ai parlé d’un mariage qui avait été fait contre les décrets et arrêts de
l’Eglise . Maintenant , je vous en parlerai plus amplement . Or , vous avez vu
les mains de cette femme comme une queue de renard , et ses pieds comme des
scorpions . Cela est parce qu’elle était déréglée et désordonnée en toutes ses
actions , membres et affections ; aussi poignait-elle l’âme de son mari par la
légèreté de ses mains , et par sa démarche débordée , qui provoquait sa chair
aux voluptés , plus durement et plus cruellement que la morsure du scorpion.
Et voici qu’en même instant l’Ethiopien apparut ayant en sa main un trident , et
en l’un des pieds comme trois griffes aiguës , et criant et disant : O juge ,
c’est maintenant mon heure . J’ai attendu , j’ai gardé le silence ; il est temps
que j’agisse.
Et soudain , le Juge séant avec une milice innombrable , un homme et une femme
nus m’apparurent ; et le Juge leur dit : Dites tout ce que vous avez fait , bien
que je le sache.
Premièrement , l’homme répondit : Nous avons ouï parler du décret et de la
défense que l’Eglise fait de tels mariages , mais nous n’en avons pas tenu
compte et l’avons méprisé.
Le Juge répondit : Puisque vous n’avez pas voulu suivre Dieu , la justice veut
que vous sentiez les peines des bourreaux.
Et soudain l’Ethiopien enfonça son ongle dans le cœur de tous deux , et les
pressa tellement qu’on aurait dit qu’ils étaient dans une presse.
Et le juge dit : Ma fille (Brigitte) , ceux-là méritent telles choses qui
s’éloignent de leur Créateur pour s’approcher de la créature . Le Juge dit
encore à tous deux : Je vous ai donné un sac pour les remplir de mes délices .
Qu’est-ce que vous m’apportez maintenant?
La femme répondit : O Juge , nous n’avons cherché que les délices du ventre , et
nous n’emportons que la confusion misérable.
Lors le Juge dit au bourreau : Rendez ce qui est juste.
Le bourreau , dès l’instant , enfonça son ongle dans le ventre de tous deux , et
les blessa si fortement que tous les intestins furent déchirés.
Et le Juge dit : Voilà ce que méritent les violateurs et les infracteurs de mes
commandements , et qui au lieu de médecine , désirent le venin . Et il leur dit
encore : Ou est le trésor que je vous avais prêté pour le faire gagner?
Tous deux répondirent : Nous l’avons foulé aux pieds , car nous avons cherché un
trésor terrestre , et non un trésor éternel.
Lors le Juge dit au bourreau : Donnez ce que vous savez et devez rendre.
Le bourreau enfonça soudain son troisième ongle dans le cœur , dans leur ventre
et dans leurs pieds , de sorte qu’ils ressemblaient à un petit globe.
Et l’Ethiopien dit : Où irai-je avec eux?
Le Juge lui dit : Ce n’est pas à toi de monter ni de te réjouir.
Ce qu’ayant été dit , soudain l’homme et la femme disparurent , et le Juge dit
derechef : Réjouissez-vous , ma fille , de ce que vous êtes séparée de telles
choses.
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