INTERROGATION IX

I. Ces choses ayant été dites, le religieux apparut en son échelon, disant : O Juge, je vous demande pourquoi vous êtes si inégal en vos dons et en vos grâces, en ce que vous avez avantagé et préféré la Sainte Vierge Marie sur toutes les créatures, et l’avez exaltée sur les anges.

II. Pourquoi avez-vous donné aux anges l’esprit sans chair, et les avez-vous établis dans les joies célestes? Et pourquoi avez-vous donné à l’homme un vase de terre et un esprit, et l’avez-vous obligé à vivre avec labeur et peine et à mourir avec douleur?

III. Pourquoi avez-vous donné à l’homme la raison, et l’avez-vous refusée aux animaux?

IV. Pourquoi avez-vous donné la vie aux animaux, et l’avez-vous refusée aux choses insensibles?

V. Pourquoi la lumière n’éclaire-t-elle pas aussi bien la nuit que le jour?

REPONSE DE JESUS-CHRIST
I. Le Juge répondit : Mon ami, je connais de toute éternité en ma Déité toutes les choses futures; faites-les comme celles qui sont à faire, car comme la chute de l’homme a été prévue par moi, aussi ma justice l’a permise, mais elle n’a pas été faite de Dieu, ni la prescience de Dieu n’était pas cause qu’on la fit : de même de toute éternité, la délivrance de l’homme a été prévue se devoir faire par ma miséricorde.

Vous demandez donc pourquoi j’ai avantagé en prérogatives signalées la Mère de Dieu par-dessus tous les autres, et pourquoi je l’ai aimée par-dessus et au-delà de toutes les créatures : parce qu’en elle a été trouvé un signe signalé et vrai des vertus; car comme le feu s’allume soudain, le bois étant bien disposé, de même le feu de mon amour s’alluma en ma Mère plus ardemment, d’autant qu’elle était mieux disposée : car quand l’amour divin, qui est de soi immuable et éternel, commença d’apparaître et de brûler quand ma Divinité s’incarna, aussi il n’y avait créature plus apte et plus capable de recevoir les flammes de mon amour que la Sainte Vierge, d’autant que pas une n’avait tant de charité qu’elle; et bien que son amour ait été manifesté à la fin des temps, néanmoins, elle avait été connue de toute éternité avant le temps, et de la sorte prédéfinie de toute éternité en la Divinité; que comme pas un ne lui a été semblable en amour, aussi elle n’a point eu d’égal en grâce et en bénédiction.

II. Au commencement, avant le temps, j’ai créé les esprits libres, afin qu’ils se réjouissent en moi de ma bonté et de ma gloire selon mes volontés, de quoi quelques-uns, s’enorgueillissant du bien, en tirèrent leur funeste malheur, émouvant leur liberté contre la règle de la raison. Et d’autant qu’il n’y avait rien de mal en la nature ni en la création, sinon le dérèglement de leur propre volonté, qui leur a causé les malheurs éternels, mais quelques esprits choisirent de s’arrêter et de demeurer en humilité avec moi, qui suis leur Dieu, c’est pourquoi ils ont mérité la constance éternelle au bien avec moi, Dieu et esprit incréé, Créateur de toutes choses et leur Seigneur absolu. J’ai aussi des esprits plus épurés et plus agiles que les créatures qui m’obéissent.

Mais d’autant qu’il n’était pas convenable que je souffrisse diminution en mon armée, j’ai créé une autre créature, c’est-à-dire, l’homme, au lieu de ceux qui tombèrent, qui mériterait avec la grâce le libre arbitre et leur bonne volonté, la même dignité que les anges révoltés avaient perdue. Partant, si l’homme avait seulement l’âme et non le corps, il ne pourrait pas avec tant de facilité et de sublimité, mériter un bien si éminent ni pâtir pour cela; partant, afin qu’il obtienne les biens éternels et l’honneur du ciel, le corps a été conjoint à l’âme. C’est pourquoi aussi les tribulations lui sont augmentées, afin que l’homme fasse expérience de sa liberté et de ses infirmités, afin qu’il ne se rende superbe, et d’ailleurs, afin qu’il désire la gloire pour laquelle il a été créé, et paie la révolte qu’il en avait encourue volontairement. C’est pourquoi, par arrêt et décret de la divine Providence, l’entrée, le progrès et la sortie, sont dignes de larmes, et de plus, tant et tant de douleurs les suivent!

III. Quant aux bêtes, elles n’ont pas la raison comme les hommes. Tout ce qui est, est ordonné pour l’utilité de l’homme et pour sa nécessité, pour son entretien, pour son instruction, correction, consolation ou humiliation. Si les bêtes brutes avaient la raison, elles serviraient de peine à l’homme, et lui seraient plutôt nuisibles que profitables. Partant, comme toutes choses sont sujettes à l’homme, pour lequel toutes choses ont été faites, toutes choses le craignent, et lui ne craint que moi, son Dieu. Voilà pourquoi la raison n’a point été donnée aux bêtes brutes.

IV. Pourquoi les choses insensibles n’ont-elles point de vie? Tout ce qui vit est sujet à la mort, et tout ce qui vit a mouvement, s’il n’est empêché. Si donc les choses insensibles avaient vie, elles se mouvraient plutôt contre l’homme que pour l’homme. Partant, afin que toutes choses lui fussent en aide et subside, les anges lui sont donnés en garde, avec lesquels il a la raison et l’immortalité de l’âme; mais les choses inférieures, savoir, les choses sensibles, lui sont données pour l’utilité, soutien, doctrine et exercice.

V. Pourquoi tout le temps n’est-ils pas un jour sans ténèbres? Je réponds par un exemple. En tous charriots, il y a des roues subalternes, afin que le poids lourd et pesant soit plus facilement porté, et que les roues de derrière suivent celles de devant. Il en est de même des choses spirituelles. Le monde est un grand fardeau qui accable l’homme par ses soins et ses trop importunes sollicitudes, et n’est de merveilles, car puisque l’homme a eu à dédain le lieu du repos, il était juste qu’il expérimentât le lieu de peine.

Afin donc que l’homme pût supporter le fardeau de ce monde, j’ai voulu miséricordieusement que la vicissitude du jour et de la nuit s’entresuivît, et aussi de l’été et de l’hiver, pour l’exercice et le repos de l’homme, cari il est raisonnable que là où les contraires se rencontrent, savoir, l’affermi à l’infirme, qu’on condescende au faible, afin qu’il puisse se soutenir avec le fort, autrement le faible s’anéantirait. Il en est de même de l’homme, bien qu’en vertu de l’âme immortelle, il puisse continuer en la contemplation et au labeur; néanmoins, il ne pourrait subsister en la vertu du corps, mais il y défaudrait : c’est pourquoi la lumière a été faite, afin que l’homme, participant aux choses supérieures et inférieures, sache et puisse supporter les peines, le jour, et se repentir, la nuit, d’avoir perdu la lumière éternelle. La nuit a aussi été faite pour le repos du corps, afin que nous excitions en nous un ardent désir d’arriver au lieu où il n’y a ni nuit ni peine, mais un jour continuel et une gloire éternelle.