Une grande troupe paraissait être devant Jésus-Christ, à laquelle il parlait,
disant : Voilà que cette âme n’est plus à moi. Elle ne s’est non plus souciée de
mes plaies et de la blessure de mon cœur que si on eût percé le bouclier de son
ennemi ; elle s’est autant souciée des trous de mes mains que si un drap fripé
était rompu; elle a eu autant en estime les plaies de mes pieds que si on eût
coupé une pomme pourrie.
Lors Notre-Seigneur parlait à elle, disant : Vous avez souvent en votre vie
demandé pourquoi j’avais voulu mourir : Or, maintenant, je vous demande pourquoi
vous êtes morte.
Elle répondit : D’autant que je ne vous ai point aimé.
Vous m’avez été, dit-il, comme un enfant abortif est à sa mère, pour lequel elle
endure tout autant que s’il était vivant. De même je vous ai rachetée avec tant
de prix et d’amertume comme un des saints, bien que vous vous en soyez souciée
bien peu. Mais comme l’enfant abortif ne goûte point la douceur des mamelles de
sa mère, ni consolation de ses paroles, ni n’est échauffé en son sein, de même
vous ne jouirez jamais de la douceur ineffable de mes élus, d’autant que vous
n’avez recherché autre douceur que le vôtre. Vous n’oyez jamais ma parole pour
votre avancement. Les paroles de votre bouche et celles du monde vous plaisaient
trop, et les paroles de ma bouche vous étaient amères. Vous ne ressentirez
jamais les effets de mon amour ni de ma bonté, d’autant que vous avez été froide
à faire toute sorte de biens. Allez donc au lieu où on a accoutumé de jeter les
abortifs, où vous vivrez en votre mort éternelle, car vous n’avez pas voulu
vivre en la lumière et en ma vie.
Après, Dieu parlait à la troupe : O mes amis, si toutes les étoiles et planètes
étaient changées en langues ; si tous les saints me priaient, je ne lui ferais
point miséricorde, d’autant qu’elle oblige ma justice à la damper.
Cette âme fut semblable à trois sortes de gens : Premièrement à ceux qui
suivaient de malice mes prédications, afin de pouvoir trouver occasion en mes
paroles et en mes faits de m’accuser et de me trahir ; ils ont vu mes bonnes
œuvres et mes merveilles qu’autre que Dieu ne pouvait faire ; ils ont ouï ma
sapience, ont approuvé ma vie louable et néanmoins, ils enrageaient d’envie
contre moi, et ils conçurent de la haine ; mais pourquoi cela ? d’autant que mes
œuvres étaient bonnes et que leurs œuvres étaient mauvaises, et parce que je
n’approuvais, mais je reprenais aigrement leurs péchés : de même cette âme me
suivait avec son corps, non pas par le mouvement et l’attrait du divin amour,
mais icelle était traînée à me suivre encore pour paraître devant les hommes ;
elle oyait mes commandements et les voyait de ses yeux ; elle prenait de là
sujet de se fâcher et s’en moquait ; elle ressentait ma bonté, et elle n’y
croyait point ; elle voyait mes amis profiter, et elle les envoyait, mais
pourquoi ? d’autant que mes paroles et celles de mes élus étaient contre sa
malice, mes préceptes et mes avertissements contre sa volupté, mon amour et mon
obéissance contre sa volonté ; néanmoins, sa conscience lui dictait que je
devais être honoré par-dessus tout.
Par les mouvements des astres, elle entendait que j’étais son Créateur, et par les fruits de la terre et par le bel
ordre et la disposition de toutes les choses, elle savait que j’en étais
l’auteur ; et bien qu’elle le sut, elle s’en fâchait et abhorrait mes paroles,
d’autant que je reprenais ses mauvaises œuvres.
En deuxième lieu, il était semblable à ceux qui me tuèrent, et qui disait
ensemble : Faisons-le mourir sans crainte ; il ne ressuscitera point le
troisième jour. Or, moi, j’avais prédit à mes disciples que je ressusciterais le
troisième jour ; mais mes ennemis, les amateurs du monde, ne croyaient point que
je ressuscitasse avec ma justice, et ce, d’autant que les Juifs me virent comme
homme pur, et ne percèrent point jusques à la Divinité, qui était en moi : c’est
pourquoi ils péchèrent, non avec tant de gravité, car s’ils eussent su que
j’étais Dieu, ils ne m’eussent jamais occis.
Cette âme pensait en elle-même : Je fais ma volonté comme il me plait. Je le
ferai mourir sans craindre par mes volontés et par les œuvres qui me plaisent et
lui déplaisent ; elles ne me nuisent en rien : pourquoi ne les ferai-je donc ?
car il ne ressuscitera pas pour juger ; il ne jugera pas selon les œuvres des
hommes, car s’il voulait juger si rigoureusement, il nous eût pas rachetés ; et
s’il avait tant de haine contre le péché, il ne supportait pas les pécheurs avec
tant de patience.
En troisième lieu, il est semblable à ceux qui gardaient ma sépulture, qui
s’armèrent et environnèrent de soldats mon tombeau, afin que je ne ressuscitasse
point, disant : Gardons diligemment de peur qu’il ne ressuscite et qu’il faille
le servir. De même en faisait cette âme : elle s’armait de l’endurcissement du
péché, car elle gardait diligemment le sépulcre, c’est-à-dire, la conversation
de mes élus, sur lesquels je me repose ; elle les gardait avec grand soin, afin
que mes paroles et leurs avertissements n’entrassent en son cœur, pensant en
soi-même : Je prendrai garde de n’entendre point leurs discours de peur qu’étant
piqué de quelque juste ressentiment, je ne vienne à laisser mes voluptés, et que
je n’entende ce qui déplairait à ma volonté ; et de la sorte, par la malice, il
se sépara d’eux, avec lesquels la charité le devait unir.
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Cette personne damnée fut noble et se souciant peu de Dieu. Un jour, étant à
table, blasphémant les saints, éternuant, elle mourut soudain sans les
sacrements, et son âme a été vue comparaître en jugement, à laquelle le Juge
disait : Vous avez parlé comme vous avez voulu, et avez fait comme vous avez pu
: il est donc raisonnable que vous gardiez le silence maintenant et que vous
écoutiez.
Répondez-moi donc, sainte Brigitte l’entendant.
Bien que je sache toutes choses, n’avez-vous pas ouï ce que j’ai dit ? Je ne
veux point la mort du pêcheur, mais sa conversion. Pourquoi donc, le pouvant,
n’êtes-vous pas revenue à moi?
L’âme répondit : Certes, je l’ai ouï, mais je ne m’en suis pas souciée.
Le Juge lui dit derechef : N’avez-vous pas ouï : Allez au feu, maudits ! et
venez, mes élus ! Pourquoi ne veniez-vous donc pas?
Je l’ai ouï, dit-elle, mais je n’en croyais rien.
Le Juge lui dit encore : N’avez-vous pas ouï que j’étais juste Juge et
éternellement formidable ? Pourquoi donc ne m’avez-vous pas eu en crainte?
Je l’ai ouï, dit-elle, mais je m’aimais trop, et j’ai clos mes oreilles, afin de
n’ouïr le jugement ; j’ai endurci mon cœur, afin de ne pas y penser.
Le Juge dit : Il est donc juste que la tribulation et l’angoisse ouvrent votre
esprit, puisque vous n’avez pas voulu entendre quand vous le pouviez.
Lors l’âme a été rejetée du jugement, gémissant et criant : Hélas ! Hélas !
Quelle récompense ! Mais aura-t-elle fin?
Soudain une voix a été ouïe qui disait : Comme le premier principe de toutes
choses n’aura point de fin, de même votre misère n’en aura point.
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