L'épouse voyait au jugement divin un démon, et une âme semblable à la forme horrible d'un animal ; et elle était damnée , d'autant qu'elle avait persévéré dans le mal , et ne s'en était repentie à la fin . Comment Jésus-Christ est charitable et bénin aux bons, et vigoureux aux mauvais , et comment une autre âme montait.
Chapitre 31

L'épouse voyait au jugement divin comme deux démons semblables en tous leurs membres , la bouche desquels était ouverte ; leurs yeux étaient flamboyants , leurs oreilles pendantes comme celles des chiens ; leur ventre était enflé , grandement étendu et vaste ; leurs mains étaient comme des griffes , leurs cuisses sans jointures , leurs pieds comme boiteux et comme coupes au milieu.

Lors, un d'iceux dit au Juge : Donnez-moi pour femme cette âme qui m'est semblable.
Le Juge lui dit : Quel droit y avez-vous?
Le démon répondit : Je vous la demande en premier lieu , puisque vous êtes juste : a-t-on pas accoutumé de dire que quand un animal est semblable à un autre , cet animal est fils d'un lion , car il lui ressemble, ou d'un loup, pour la même raison ? etc. Or donc , de quelle espèce est cette âme , ou a qui est-elle semblable , aux anges ou aux démons?
Le Juge lui repartit et lui dit : Elle n'est pas semblable aux anges , mais à toi et à tes semblables , comme il parait.

Lors le démon , comme en se moquant , dit : Cette âme étant créée des ferveurs de votre amour , vous était semblable ; mais maintenant , ayant méprise votre douceur et clémence , elle est à moi par trois sortes de droits : 1° d'autant qu'elle est semblable à moi en ses dispositions ; 2° attendu qu'elle a un semblable goût ; 3° parce que nous avons un même accord de volontés.

Le Juge répondit : Bien que je sache toutes choses, néanmoins , pour l'amour de mon épouse ici présente , dites comment cette âme est semblable à vous en disposition.
Le démon dit : Si nous avons des membres conformes , nous avons aussi des actes conformes , car nous avons les yeux ouverts , et nous ne voyons rien ; et de fait , je ne veux voir chose quelconque qui vous appartienne ; ni elle n'a aussi voulu voir , quand elle pouvait , ce qui concernait le salut de son âme , mais elle s'amusait aux choses temporelles.

Nous avons aussi des oreilles , mais nous n'oyons rien pour notre avancement.
De même celle-ci n'a rien voulu ouïr qui appartînt ou touchât à votre honneur ; à moi tout ce qui est de vous m'est très amère , c'est pourquoi la voix de votre doux concert n'entrera jamais en nos oreilles pour notre consolation et utilité . Nous avons les oreilles ouvertes , car comme elle a eu sa bouche ouverte à toutes les suavités du monde , et close aux louanges et pour vous louer, de même ai-je la bouche ouverte pour vous offenser et pour vous troubler , si je pouvais. Et de fait , si je pouvais , je vous troublerais toujours , et vous descendrais et débouterais du trône de votre gloire.

Ses mains sont comme les mains d'un griffon , car tout ce qu'il a pu prendre , il l'a retenu sans le laisser , et l'eût plus longuement tenu , si vous eussiez permis qu'il eût vécu davantage . De même tous ceux qui viennent dans les mains de ma puissance , je les tiens si fermement que je ne les laisserais jamais aller , s'ils ne m'étaient ôtés contre mon gré par votre justice.

Son ventre est enflé , d'autant que ses cupidités insatiables étaient sans bornes . Il était plutôt rempli qu'assouvi . En vérité sa cupidité était si ardente que toute la terre ne pouvait l'assouvir ; il eut voulu encore régner dans le ciel. J'ai aussi une semblable cupidité , car si je pouvais ravager les âmes qui sont au ciel , sur la terre et au purgatoire , je le ferai franchement ; et s'il m'en restait une seule âme , je ne laisserai pas celle-là franche de tourments , pour assouvir mes cupidités.

Sa poitrine est aussi froide que la mienne, car elle ne vous aima jamais , ni ne prit goût à vos avertissements , de même que moi , qui ne suis touché en votre endroit d'aucune atteinte d'amour , voire à raison de l'envie enragée qui me déchire au-dedans , je me laisserais tuer d'une mort amère , et désirerais que ce supplice me fût renouvelé incessamment , pourvu que je vous puisse défaire , et que cela fût possible.

Nos cuisses sont sans jointures , d'autant que nous n'avons qu'une même volonté , car presque dès le commencement de la création , ma volonté s'est mue contre vous , ne voulant jamais ce que vous vouliez : de même la volonté de cette âme fut toujours contraire à vos préceptes et commandements.
Nos pieds sont comme boiteux et mutilés, car comme avec les pieds on court aux utilités corporelles, de même on s'approche de Dieu avec l'amour et les bonnes œuvres.. Cette âme non plus que moi , ne s'est jamais voulu approcher de vous par amour no par bonnes œuvres , et partant , nous sommes semblables en tout et en l'usage des membres.

Nous avons encore un semblable goût , car bien que nous sachions que vous êtes le souverain bien , nous ne vous goûtons pas pourtant ni ne savons pas combien doux et bon vous êtes . Donc , puisque nous sommes semblables en tout , jugez-nous conjointement.

Lors un des anges répondit devant Notre-Seigneur : Seigneur Dieu m après que cette âme fut unie au corps , je la suivais toujours ni ne me séparai point d'elle , tant que je trouvai quelque bien en elle ; or , maintenant , je la laisse comme un sac vide de toute sorte de biens. Elle a eu enfin trois sortes de maux : 1° Elle réputait vos paroles à mensonge , ô Dieu ! 2° Elle croyait que votre jugement était faux . 3° Elle réputât votre miséricorde pour néant , voire la miséricorde fut comme morte en elle.

Cette âme fut unie en mariage avec une seule femme , et garda la fidélité du mariage , non pour l'amour de Dieu , mais d'autant qu'il aimait si tendrement sa femme qu'il n'en désirait point d'autre. Elle oyait aussi des messes et assistait aux offices , non par esprit de dévotion , mais afin qu'il ne fût séparé des chrétiens et noté par eux . Elle allait aussi souvent à l'église afin d'obtenir de vous la santé corporelle , et que vous lui conservassiez les richesses et les honneurs du monde , non afin que vous la protégiez des chutes. O Seigneur , vous avez plus donné à cette âme qu'elle ne vous a servi au monde . Vous lui avez donné des enfants fameux , la santé corporelle , vous lui avez conservé les richesses et l'avez protégée des infortunes qu'elle craignait . Les secrets de votre justice lui ont donné l'accomplissement de ses cupidités , de sorte que vous lui avez donné cent pour un , et tout ce qu'elle a fait a été récompensé . Partant , je la quitte maintenant vide de toute sorte de biens.

Lors le démon répondit : Donc ô Juge , puisqu'elle a suivi mes volontés , puisque vous l'avez récompensée au centuple , jugez-la être associée avec nous . N'est-il pas écrit en votre loi que là où il y aura une même volonté et un consentement de mariage , là se pouvait une conjonction de loi ? Or , il en est de même entre cette âme et les diables , car sa volonté a été la nôtre , et la nôtre , la sienne . Pourquoi serons-nous frustrés de la société et conjonction mutuelle?
Le Juge repartit et dit : Que l'âme dise ce qu'il lui semble de votre mariage avec elle.

Elle dit au Juge : J'aime mieux être dans les peines de l'enfer que de venir dans les joies du ciel , afin que vous , ô Dieu , n'ayez consolation de moi ! Vous m'êtes à tant de haine que je ne me soucie point des peines , pourvu que vous n'ayez joie aucune de moi.

Lors le démon dit au Juge : J'ai aussi les mêmes volontés . J'aimerais mieux être éternellement tourmente que de jouir de votre gloire , si vous deviez avoir de là quelque contentement!
Lors le Juge dit à l'âme : Votre volonté est votre juge , et vous souffrirez le jugement selon icelle.

Et lors le Juge s'étant tourne vers moi ( sainte Brigitte ) , qui voyais tout ceci , me dit : Malheur à cette âme ! Elle est pire que le larron : elle a eu son âme vénale ; elle a été insatiable des immondices de la chair ; elle a trompe son prochain , c'est pourquoi tous crient vengeance contre elle ; les anges détournent leur face de devant elle ; les saints fuient sa compagnie.

Lors le démon , s'approchant de cette âme qui lui était semblable , lui dit : O Juge , me voici , moi qui suis plein de malice , qui ne suis point racheté ni ne serai point racheté. Cette âme est comme un autre à moi , car elle est rachetée , et elle s'est rendue semblable à moi , obéissant plutôt à moi qu'à vous. Partant, adjugez-la-moi.

Le Juge lui dit : Si vous vous humiliiez , je vous donnerais la gloire , et si cette âme eut demande pardon avec résolution de s'amender au dernier point de la vie , elle ne fut jamais tombée en tes mains ; mais d'autant qu'elle persévéra jusqu'à la fin en ton obéissance , la justice veut qu'elle soit éternellement a toi . Néanmoins , les biens qu'elle a faits en sa vie , s'il y en a quelqu'un , restreindront ta malice , afin que tu ne la puisses tourmenter autant que tu veux.

Le démon repartit : Elle est chez moi , et comme par manière de dire , sa chair est ma chair , bien que je ne sois pas charnel , et son sang est mon sang , bien que je sois un esprit . Et le diable semblait se réjouir grandement de ces choses , et en menait un grand applaudissement.
Le juge lui dit : Pourquoi vous réjouissez-vous tant de la perte d'une âme ? Dites-le en sorte que mon épouse , ici assistante , l'entende.

Le démon dit : Quand cette âme brûle, je brûle plus ardemment , et quand je l'allume , plus je suis allumé ; mais d'autant que vous l'avez rachetée par votre sang et l'avez tellement aimée que vous vous étés donne à elle ; lorsque je la puis arracher de vous par mes suggestions , je me réjouis.

Le juge lui dit : Ta malice est grande , mais regarde, je le permets.
Voici une étoile qui montait au plus haut des cieux ; et le démon la voyant , devint muet.
Notre-Seigneur lui dit : A qui est-elle semblable?
Le démon répondit : Elle est plus luisante que le soleil , comme je suis plus noir que la fume ; elle est toute pleine de douceur et jouit des dilections divines , et moi je suis tout plein de malice et d'amertume.
Et Notre-Seigneur lui dit : Quelles pensées en avez-vous en votre cœur, et qu'est-ce que vous voudriez donner pour qu'elle fut en votre puissance?

Le démon répondit : Je donnerais toutes les âmes qui sont descendues en enfer depuis Adam jusques à maintenant , pour avoir celle-là , et voudrais endurer les peines les plus dures et les plus amères , comme si on donnait autant de coups de poignard sur moi si multiplies qu'il n'y eut pas l'espace de la pointe d'une aiguille , voire je descendrais du plus haut du ciel jusques à l'enfer pour l'avoir en ma puissance!

Notre-Seigneur lui repartit : Ta malice est grande contre moi et contre mes élus , et moi je suis si charitable que , s'il en était besoin, je mourrais une autre fois et j'endurerais pour chaque âme et pour chacun des esprits immondes , le même supplice que j'ai endure une fois sur la croix pour toutes les âmes ! Mais vous êtes si envieux que vous ne voudriez pas qu'une seule âme vint à moi.

Lors Notre-Seigneur dit à cette bonne âme qu'on voyait comme une étoile : Venez , ma bien-aimée , jouir des contentements indicibles que vous avez tant désirés ; venez à la douceur qui ne finira jamais ; venez à votre Dieu et Seigneur , que vous avez tant de fois désiré . Je vous donnerai moi-même , en qui sont tout bien et toute douceur ; venez à moi du monde qui est semblable à la douleur et à la peine , car en lui , il n'y a que misère.

Et lors Notre-Seigneur , se tournant vers moi (sainte Brigitte) , qui voyais tout cela en esprit , me dit: Ma fille , tout ceci a été fait en moi en un instant ; mais parce que vous ne pouvez entendre les choses spirituelles que par les similitudes , je vous les ai voulu montrer de la sorte , afin que l'homme comprenne combien je suis rigoureux aux méchants , et combien débonnaire aux bons.

DÉCLARATION
Une âme était présentée au juge ; elle était suivie de quatre Éthiopiens, qui dirent au juge : Voici la proie : suivons-la, et nous marquerons tous ses pas ; et étant une fois tombée en nos mains, qu’en ferons-nous?
Le juge leur dit : Qu’avez-vous à intenter contre elle?
Le premier Éthiopien dit : Vous, Dieu, avez dit : Je suis juste et miséricordieux par-dessus les péchés. Or, cette âme s’est en telle sorte comportée comme si elle avait été créée pour la damnation éternelle.

Le deuxième Éthiopien dit : O Seigneur, vous avez dit que l’homme devait être juste avec son prochain et ne le tromper en rien. Or, cette âme a fraudé et trompé son prochain, a changé ce qu’elle a pu, et a pris ce qu’elle a voulu, sans dessein d’en restituer rien.

Le troisième Éthiopien dit : Vous avez dit que l’homme ne doit point aimer la créature par-dessus son Créateur. Or, cette âme a aimé toutes choses fors vous.
Le quatrième Éthiopien dit que pas un ne peut entrer dans le ciel, si ce n’est de tout son cœur ; mais cette âme ne désirait rien de bon, ni les choses spirituelles ne lui plurent jamais. Mais tout ce qu’elle faisait qui avait quelque apparence que c’était pour l’amour de vous, elle le faisait afin de n’être marquée des chrétiens qu’elle n’était pas chrétienne.

Lors le Juge dit à l’âme : Que dites-vous de vous-même?
Elle répondit : Je vous désire toute sorte de maux, bien que vous soyez mon Créateur et mon Rédempteur, et mon cœur est entièrement endurci ; néanmoins étant contrainte, je dirai la vérité. Je suis comme un avorton aveugle et boiteux, méprisant les avertissements du père. Ma conscience profère mon jugement : il faut que je suive aux peines ceux-là dont je suivis les mœurs et les conseils en la terre.

Ces choses étant dites, l’âme est sortie de devant Dieu avec de grandes larmes. Lors la vision disparut.
A la fin de cette révélation, il est fait mention de frère Algotte, prieur et docteur en théologie, qui, ayant été trois ans aveugle et tourmenté de la pierre, finit ses jours heureusement ; car sainte Brigitte, priant pour lui afin qu’il le guérît, ouït en esprit cette réponse : Il est une étoile luisante. Il n’est pas expédient que, pour le désir de la santé, son âme soit noircie, car elle a déjà combattu, vaincu et consommé sa course. Il ne reste que la couronne, et cela ne lui sera enseigné que de cette heure ; les douleurs de la chair lui seront soulagées, et l’âme sera enflammée des feux de mon amour.