Quand le mâle et le femelle des serpents s’accouplent, ils se communiquent le
venin, et de leur nature, ils engendrent un serpent venimeux ; mais le serpent,
étant conçu, ne peut avoir vie que par ma faveur, car rien ne peut être sans
moi, ni recevoir l’esprit sans ma puissance et ma vertu. Mais le serpent étant
né, la mère, n’ayant point de lait pour le nourrir, se pose en telle sorte sur
lui et l’échauffe tellement que peu s’en faut qu’elle ne l’étouffe. Ce
serpenteau, sentant au-dessus un trop grand chaud, et au-dessous un grand froid,
poussé par la nécessité, applique sa bouche à la terre, et commence à sucer et à
manger peu à peu la terre.
Après, sa mère le pique à la queue, pour lui enseigner de serpenter, le poussant et le retirant. Après, la mère considère le
lieu où l’ardeur du soleil est, et là, elle traîne son serpenteau, allant devant
lui lentement, afin qu’il apprenne à aller et à suivre ; et le voyant au soleil,
la mère pense si son petit a du venin pour empoisonner, et connaissant qu’il en
a, elle lui enseigne à piquer. Mais parce qu’il a l’aiguillon tendre encore, la
mère pense : Si je lui donne quelque chose de dur, son aiguillon tendre sera
bientôt rompu ; c’est pourquoi la mère lui apporte quelque chose de mou devant
lui, et puis sa mère l’excite à la colère et à la fureur, jusques à ce que son
petit serpenteau pique le corps mou, et que de la sorte il apprenne à piquer et
à renforcer son aiguillon ; et l’ayant après fortifié, il pique les pierres et
les corps durs, et la mère, l’ayant de la sorte instruit, le laisse.
De telle trempe est l’homme que vous connaissez : il est de fait comme un
serpenteau nouveau-né, d’autant qu’il est né d’un père et d’une mère qui imitent
la nature du serpent, car tous deux conviennent en la nature du serpent,
c’est-à-dire, en la superbe damnable, qui nuit à l’âme plus que nuit au corps le
venin corporel. Or, enfin, ce serpent, ayant une grande affection aux ambitions
et d’inextinguibles feux de volupté, brûlait en l’amour impur de sa femelle, et
elle brûlait d’une pareille volupté en lui, c’est pourquoi ils s’approchèrent
ensemble, bouffis d’orgueil, ayant oublié la crainte de Dieu, et engendrèrent un
serpent venimeux d’une semence vénéneuse.
Et moi, parce que je suis miséricordieux, ma justice l’exigeant de la sorte, j’ai créé l’âme. Mais
d’autant que la mère n’avait point, pour nourrir son fils, les mamelles de la
dilection divine, elle nourrit dessous soi, c’est-à-dire, selon l’amour du
monde, et le fit élever avec les plus superbes, désirant d’une passion
insatiable comment il le pourra rendre fameux parmi les grands du monde ; et
l’incitant à sa ruine, il lui parle, disant : Si vous aviez ce domaine ou cette
principauté, vous pourriez être semblable à votre père. Un tel honneur vous est
convenable, et pour l’acquérir, vous devez faire tous vos efforts.
Un tel serpenteau, étant ainsi nourri par sa mère, échauffé aux choses
terrestres, refroidi du divin amour, commence de désirer les choses terrestres,
de s’y attacher, de s’y échauffer de plus en plus. Après, afin qu’il apprenne à
remuer les membres et à dresser la tête, la mère le pique lors à la queue, quand
elle le pousse à attirer les autres à soi par promesses, et à se les associer
par paroles et faveurs ; quand elle lui commande de ne point pardonner aux bons,
afin qu’il soit appelé bon, ne pardonner à sa vie, et afin qu’il soit appelé
généreux, n’avoir point de repos, et enfin elle lui enseigne d’éterniser son
nom. Elle lui enseigne de ramper et de serpenter, le conduisant aux ardeurs du
soleil, quand elle l’incite à vivre superbement et dissolument, lui disant en
particulier et en public : C’est de la sorte qu’ont vécu votre père et vos
prédécesseurs.
C’est ainsi que les grands doivent faire ; c’est une honte de vouloir être plus
saint qu’eux, et c’est un déshonneur de vouloir être plus humble qu’ils n’ont
été, eux, par leurs discours doux, flatteurs et emmiellés, se sont acquis les
faveurs des hommes, et en se conformant à leurs mœurs, ils ont été grandement
renommés. Par ces funestes avertissements, le serpent né, attiré par les vanités
et les allèchements de la mère, la suit d’un péché à un autre, jusqu’à ce qu’il
soit arrivé aux ardeurs de la lubricité, comme aux ferveurs du soleil ; et là où
il pensait commencer ses plaisirs, là il a trouvé ses douleurs, et de là sont
sortis les inquiétudes, les fureurs et les combats, qui lui ont été enseignés
par la mère.
Mais d’autant que la mère considérait ses infirmités et ses
faiblesses en ses forces, elle commença de lui persuader ce qui est mol, savoir,
l’acquisition des choses temporelles de moindre réputation, afin de là faire
progrès aux honneurs médiocres qui semblent au commencement des choses douces et
molles ; après, acquiesçant aux conseils envenimés, il afflige les pauvres
misérables, ravissant leurs biens ; voyant qu’ils sont faibles pour leur
résister, il injurie les uns, il pique par la haine les autres, il tue ses
ennemis. Après, ayant affermi son aiguillon ès choses basses, étant soufflé par
les ambitions de la mère, il commence de monter plus haut, portant envie aux
plus grands, tendant aux trahisons, suscitant des querelles, semant des
discordes, de sorte qu’il ne doute point d’étendre son aiguillon jusques aux
injures de l’Église, si on ne s’en donne garde soigneusement et sagement.
Pour arracher la malice de cet aiguillon, il n’y a qu’un seul remède, savoir :
il faut couper la langue du serpent. Or, les sages doivent discerner cette
langue et la manière dont il la faut couper.
Après, Notre-Seigneur dit : Comme on transperce le drap sans qu’il s’en sente,
et comme la pomme est écorchée sans que le maître s’en sente, de même ma passion
et mes peines sont au cœur de ce serpent, bien qu’il ne les considère jamais,
car il met sa foi en la prédestination, disant : Si Dieu a prévu que je serais
damné, pourquoi ne travaillerai-je plus ? S’il a prévu que je serais sauvé,
facilement il acceptera ma pénitence. Malheur à lui, s’il ne s’amende
promptement, car aucun n’est damné par ma présence ! Sachez aussi que la mère de
ce serpent n’aura jamais ce qu’elle désire follement, ni même ses enfants, ni sa
génération ne prospérera point, voire elle mourra en l’amertume et dans le
chagrin, et sa mémoire sera éteinte.
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