Sainte Brigitte eut une révélation à Jérusalem touchant le royaume de Cypre, laquelle elle publia devant le roi et son conseil.
Chapitre 19

Il arriva à une personne qui veillait et priait, que, étant suspendue en extase et étant ravie, elle voyait en esprit un palais d’une incompréhensible grandeur et d’une beauté inouïe. Elle voyait aussi, assis entre les saints en un siège de majesté, Jésus-Christ, qui dit ces paroles : Je suis la vraie charité. Tout ce que j’ai fait de toute éternité, je l’ai fait par amour; semblablement tout ce que je fais et ferai procédera de mon amour.

Mon amour est si immense et si incompréhensible en moi maintenant qu’il l’était le jour de ma mort et passion, quand, par ma mort, comme par excès d’amour, je délivrai des limbes tous mes élus qui étaient dignes d’une telle rédemption et affranchissement. Que s’il était possible que je mourusse tout autant de fois qu’il y a d’âmes en enfer, je souffrirais pour chacune d’elles comme je souffris lors pour toutes; mon corps serait encore disposé à souffrir toutes ces choses avec une franche volonté et parfaite charité.

Or, il est maintenant impossible que mon corps puisse encore mourir ou souffrir quelque peine ou tribulation; il est de même impossible que quelque âme qui, après ma mort, a été condamnée à l’enfer, sorte jamais de là, ni qu’elle jouisse jamais de la gloire céleste dont jouissent les saints, et mes élus de la glorification de mon corps; mais elles ressentiront les supplices en la mort éternelle, d'autant qu’elles n’ont pas voulu jouir du fruit de ma mort, ni n’ont voulu suivre ma volonté pendant qu’elles ont vécu au monde. Au reste, sur les offenses qui m’ont été faites, il n’y a point autre juge que moi, c’est pourquoi la charité que j’ai montrée aux hommes se plaint quasi devant ma justice, c’est pourquoi je touche à la justice de juger là-dessus selon ma volonté.

Or, maintenant je me plains des habitants du royaume de Cypre, comme s’ils étaient un seul homme, mais je ne me plains point des hommes qui y demeurent, qui sont mes amis, qui m’aiment de tout leur cœur et suivent en tout ma volonté, mais je me plains de tous ceux qui me méprisent, qui résistent incessamment à ma volonté et me contrarient.

Je parlerai donc à eux comme à une seule personne : O peuple de Cypre, mon adversaire, écoutez et considérez diligemment ce que je vous dis. Je vous ai aimé comme un père aime son cher enfant, qu’il a voulu élever aux grands honneurs. Je vous ai donné un honneur où vous pouviez avoir tout ce qui vous était nécessaire, avec abondance pour la nourriture et entretien de votre corps. Je vous ai envoyé le feu de mon Saint-Esprit et sa lumière, afin que vous compreniez la foi chrétienne, à laquelle vous vous étiez fidèlement obligé, et vous vous étiez soumis aux lois de la sainte Église avec humilité. Je vous ai aussi placé au lieu qui était convenable à mon serviteur, savoir est, entre mes amis, afin que, par vos labeurs, terres et combats corporels, vous puissiez obtenir dans mon royaume la couronne précieuse. Je vous ai aussi porté longtemps dans mon cœur, c’est-à-dire, dans le sein de mon amour, et vous ai gardé comme la prunelle de mon œil, lorsque vous étiez assailli par les adversités et les tribulations; et quand vous avez gardé mes préceptes et avez été obéissant aux statuts de la sainte Église, lors certainement une infinité d’âmes sont venues du royaume de Cypre dans le ciel pour jouir éternellement de la gloire éternelle avec moi.

Mais d'autant que vous faites maintenant votre volonté et tout ce qui plaît à votre cœur, ne me craignant point, quoique je sois votre Juge, ni ne m’aimant point, quoique je sois votre Créateur, qui vous ai même racheté par une mort très-dure, que vous avez crachée de votre bouche comme chose désagréable et puante; et d’autant que vous avez logé le diable en votre cœur, vous m’avez chassé de là comme un larron, et vous n’avez pas plus de honte de pécher devant moi que les animaux irraisonnables.

Partant, ma justice veut et mon juste jugement demande que vous soyez chassé du ciel par mes amis, et que vous soyez plongé dans les abîmes de l’enfer au milieu de mes ennemis; et sachez cela sans en douter, que mon Père, qui est en moi et en qui je suis, et que le Saint-Esprit qui est en nous deux, me sont témoin qu’il n’est jamais sorti de ma bouche que la vérité : c’est pourquoi sachez véritablement que quiconque se gouvernera comme vous et ne se voudra amender, ira en enfer parla même voie qu’y allèrent Lucifer, à raison de sa superbe, Judas, qui me vendit à raison de sa cupidité, et Zambri, qui tua Phinées à cause de sa luxure. Il pécha certainement avec la femme contre mon commandement, c’est pourquoi son âme fut damnée dans l’enfer.

Partant, ô peuple de Cypre, je vous annonce que si vous ne voulez vous corriger et vous amender, j’effacerai toute la postérité du royaume de Cypre, de sorte que je ne pardonnerai pas même aux pauvres ni aux riches; oui, je la ruinerai en telle sorte en brief qu’on n’en parlera plus, comme si vous n’aviez jamais été au monde. Or, je planterai de nouvelles plantes au royaume de Cypre, qui garderont mes commandements et m’aimeront de tout leur cœur.

Mais néanmoins sachez pour certain que si quelqu'un de vous se veut amender et retourner à moi avec humilité, je lui irai au-devant et lui parlerai avec joie comme un pieux pasteur, le levant sur mes épaules et l'apportant à mon bercail. J’entends par mes épaules que, par le bénéfice de ma passion et de ma mort que j’ai soutenues en mon corps et en mes épaules, celui qui s’amendera sera participant de ma mort, et recevra avec moi au royaume céleste une éternelle consolation.

Sachez aussi pour certain que vous, qui êtes mes ennemis, qui habitez audit royaume, n’étiez pas dignes qu’un tel avertissement vous fût envoyé; mais quelques-uns qui sont en ce royaume, qui me servent fidèlement et m’aiment de tout leur cœur, m’ont fléchi par leurs larmes et prières à ce que je vous fisse entendre le danger de vos âmes, ce qui a été montré à quelques-uns de mes amis, que des âmes innombrables du royaume de Cypre descendent en enfer et sont repoussées du ciel. Or, je dis les paroles susdites à ceux qui sont sous l’obéissance de l’Église romaine, qui m’ont voué la foi catholique et romaine, et s’en sont retirés par les œuvres contraires.

Mes les Grecs qui savent que tous les chrétiens doivent avoir une même foi et être sujets à une même Église, avoir un seul mien vicaire général en tout le monde, savoir, le pontife romain, qui doit être par-dessus tous, et qui néanmoins ne veulent point se soumettre au pasteur de l’Église romaine et à mon vicaire, et subjuguer spirituellement et humblement leur superbe sous lui, soit à raison de la cupidité, soit à raison de la pétulance charnelle, soit pour quelque autre chose qui touche le monde, sont indignes d’obtenir miséricorde et pardon quand ils sont morts.

Mais les autres Grecs qui voudraient savoir la foi romaine, mais ne peuvent, mais qui, s’ils la savaient, la tiendraient fidèlement et s’y soumettraient humblement, et se contiennent et gardent des péchés en la foi où ils vivent pieusement, à ceux-là, miséricorde leur est due après la mort dans les supplices, quand ils seront appelés à mon jugement. Que les Grecs sachent aussi que leur empire, royaumes et domaines, ne seront jamais assurés ni en paix, mais seront toujours sujets à leurs ennemis, desquels ils souffriront de grands dommages et de longues misères, jusques à ce qu’ils s’assujettissent à l’Église romaine avec humilité et charité, se soumettant à ses lois et à ses constitutions.

Or, sainte Brigitte ayant ainsi vu ces choses et les ayant ouïes en esprit, la vision disparut, et sainte Brigitte demeura en l'oraison avec crainte, et suspendue en admiration.