Pour le jour de saint François.
Actions de grâces infinies, humble service, louange et honneur soient à Dieu en
sa puissance et majesté éternelle, à Dieu qui est un Dieu en trois personnes! Il
a plu à la divine bonté que sa très-digne humanité m’ait dit en l'oraison ce qui
suit:
Oyez, vous à qui il est donné d’ouïr spirituellement; voire tenez assurément en
la mémoire ces paroles : Il y avait un homme qu’on nommait François, qui,
s’étant éloigné de la superbe mondaine, de la cupidité et de la délectation
vicieuse de la chair, et s’étant converti à la vie spirituelle de la pénitence
et perfection, obtint lors la vraie contrition de tous ses péchés et une
parfaite volonté de s’amender, disant : Il n’y a rien en ce monde que je ne
veuille franchement laisser pour l’honneur et la gloire de Dieu; il n’y a aussi
rien de si dur en cette vie que je ne veuille de bon gré embrasser pour l'amour
de Jésus, faisant tout ce que je pourrai pour son honneur, selon les forces de
mon corps et de mon âme, et je pousserai tous les autres à en faire de même, et
les affermirai en cela, afin qu’ils aiment Dieu sur toutes choses et de tout
leur cœur.
La règle de saint François, que ce moine a embrassée, n’a point été dictée par
l’esprit humain, ni de la prudence, mais de moi, selon mes volontés. Chaque
parole qui est écrite en icelle a été inspirée par moi à ce saint, et après ce
fut lui qui donna aux autres cette règle. De même toutes autres règles des
religions que mes amis ont entreprises, gardées et enseignées aux autres et
qu’ils ont présentées, n’ont point été composées de leur esprit et de leur
sapience humaine, mais par l’inspiration du Saint-Esprit.
Les Frères de saint François, qui s’appellent mineurs, ont tenu et observé cette
règle, quelques années fort spirituellement et dévotement, selon ma volonté,
dont le diable, ennemi ancien, conçut une grande envie et trouble, d'autant
qu’il ne pouvait vaincre ni surmonter ces Frères par tentations et déceptions.
Le diable chercha donc où il pourrait trouver un homme dans lequel et avec
l’esprit duquel il pût mélanger son malin esprit; enfin, ayant trouvé un prêtre
qui pensait ces suivants discours : Je voudrais être en tel état où je puisse
avoir l’honneur du monde et la délectation de mon corps, et que je puisse là
amasser et entasser tant d’argent qu’il ne me manquât jamais rien qui touchât à
mes nécessités et voluptés : je veux donc entrer en l’ordre de saint François,
et feindre d’être fort humble et obéissant.
Et de la sorte, le prêtre susdit entra dans ledit ordre. Soudain le diable entra dans son cœur, et de la sorte,
ledit prêtre fut religieux de cet ordre. Le diable considéra néanmoins en soi
que saint François voulait tirer force gens du monde avec son obéissance
très-humble pour avoir de grands prix dans le ciel : de même ce Frère, qui sera
appelé adversaire, d'autant qu’il contrarie à la règle de saint François, tirera
plusieurs du même ordre, de l’humilité à la superbe, de la pauvreté raisonnable
à la cupidité, de la vraie obéissance à faire sa propre volonté et à suivre les
délectations du corps. Quant ce Frère adversaire entra en l'ordre de saint
François, soudain il commença à penser par l’aide de la suggestion de l’ennemi :
Je me montrerai si humble et si obéissant qu’on me réputera saint. Quand les
autres jeûnent et gardent le silence, je ferai lors le contraire avec mes
particuliers compagnons, savoir, en cajolant, mangeant debout; néanmoins ce sera
si secrètement que pas un ne le saura ni ne l’entendra.
Je ne puis pas aussi, pensait-il, selon cette règle, tenir de l’argent, ni or,
ni aucune autre chose, c’est pourquoi je veux faire un ami particulier qui me
gardera secrètement l’or et l'argent, afin que je me serve de cet argent selon
mes cupidités. Je veux aussi apprendre les arts libéraux et les sciences, afin
d’être honoré et que je puisse avoir quelque dignité en l’ordre, et partant,
pouvoir avoir des chevaux, des vases d’argent, de belles robes et des ornements
précieux. Que si quelqu'un me reprend pour ceci, je lui répondrai que je fais
cela pour l’honneur de mon ordre. Si je pouvais aussi tant faire que d’être
évêque, je serais lors heureux et fortuné pour la vie que je voudrais lors
mener, car lors j’aurais ma propre liberté et je jouirais de tous les
contentements de mon corps. Écoutez donc qu’est-ce que le diable avait suggéré à
ce Frère de l’ordre de saint François.
De fait, il y a plusieurs Frères dans le monde qui, ou par œuvre ou par
affection, tiennent la même règle que ce diable avait suggérée à ce frère
adversaire, et certes en plus grand nombre que ceux qui gardent la règle que
j’ai inspirée à saint François. Sachez néanmoins que, bien que ces Frères, et de
saint François, et du Frère adversaire, soient pêle-mêle tant qu’ils vivent au
monde, je les séparerai néanmoins à la fin, moi qui suis leur Juge, et je
jugerai les Frères de la règle de saint François, pour demeurer éternellement
avec moi ès joies ineffables et avec saint François. Mais ceux qui suivent la
règle des Frères adversaires, seront jugés aux peines éternelles au profond de
l’enfer, s’ils ne veulent se corriger et s’humilier avant de mourir; et ce n’est
point de merveilles, car ceux qui devaient donner au monde des exemples
d’humilité et de sainteté, lui donnent des exemples de mauvaise édification, de
cupidité et de superbe.
Et partant, qu’ils sachent que, tant ceux-là que tous les autres auxquels la
règle défend d’avoir rien de propre, et néanmoins en ont contre la règle,
voulant en cela m’apaiser, en me donnant quelque partie de leurs présents
abominables, me sont en haine ni ne sont dignes d’aucune bonne récompense. Il me
serait bien plus agréable qu’ils observassent la sainte pauvreté selon leur vœu,
que s’ils m’offraient tout l’or et l'argent qui sont au monde.
Sachez, vous aussi (1) qui oyez mes paroles, qu’il ne vous eût été licite
d’avoir cette vision, si ce n’est pour l'amour d’un mien bon serviteur qui de
tout son cœur m’a prié pour ce dit Frère, qui désirait par charité aussi lui
donner quelques conseils fort utiles.
Cela étant ouï, la vision disparut.
(1) sainte Brigitte.
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