Je suis le vrai Dieu. Il n’y a de fait, il n’y a eu, il n’y aura seigneur plus
grand que moi, car mon domaine dépend de moi. Partant, je suis le vrai Seigneur,
et autre ne doit être ainsi appelé que moi seul, d’autant que toute puissance
est de moi.
Je vous ai dit que j’avais des domestiques, dont l’un entreprit virilement et
consomma glorieusement une vie louable, que plusieurs imitèrent et suivirent
après, en même vie et en même milice. Qui vous dira maintenant qui est celui-là
qui, le premier, s’est retiré de la profession de la milice instituée par mon
ami? Je ne vous dis pas son nom, car vous ne le connaissez pas; par le nom, je
vous montrerai quel il était par son intention et par son affection.
Quelqu’un, voulant être chevalier, s’en vint à mon Église; à l’entrée, il ouït
une voix qui lui disait: Si vous voulez vous enrôler en cette milice, il faut
que vous ayez trois choses: 1 vous devez croire la substance du pain que vous
voyez en l’autel, être le vrai Dieu et homme, Créateur du ciel et de la terre. 2
Vous devez- vous plus abstenir de votre propre volonté, après avoir péché,
qu’auparavant. 3. Vous ne devez vous soucier de l’honneur du monde, et je vous
donnerai la délectation divine et l’honneur éternel.
Ce soldat, ayant ouï ces trois choses, et délibérant de les suivre , ouït
soudain en son esprit une autre pernicieuse voix qui lui disait trois choses
contraires à ce que dessus: Si vous me voulez servir: je vous donnerai en
possession tout ce que vous voyez; je vous ferai ouïr tout ce qui plaît aux
hommes, et vous ferai obtenir tout ce que vous désirez.
Ce chevalier, oyant ces choses, considéra à part soi: Ce premier seigneur me
commande de croire ce que je ne vois pas, me promet ce que je ne sais pas, me
défend les plaisirs que je désire et que je vois, et veux que je mette mon
espérance en des choses qui sont incertaines en moi. L’autre me promet le monde
et l’honneur que je vois, la délectation que je souhaite, ne me défend ni l’ouie
ni la vue des choses délectables. Certainement, il vaut mieux suivre le maître
que je vois, et jouir de ce qui est sensible; jouir des choses dont je suis
certain, que mettre mes espérances en des choses incertaines.
Cet homme, considérant les choses de la sorte, commença de se retirer de la
milice, renonça à sa vraie profession, enfreignit sa promesse, jeta le bouclier
de patience devant mes pieds, rejeta de ses mains le glaive par lequel il
défendait la foi, et ainsi de mon Église, à qui cette pernicieuse voix avait
dit: Si, comme je vous ait dit, vous voulez être à moi, vous devez aller au camp
avec toute sorte d’orgueil, et par les places, avec toute sorte de vanité, car
comme ce premier maître vous a commandé l’humilité en toutes choses, de même,
étant à moi, il n’y doit avoir genre de superbe que vous n’expérimentiez. Et
comme lui est entré avec subjection et obéissance, de même ne souffrez point
qu’aucun de vous soit supérieur; ne faites pas la révérence à pas un par esprit
d’humilité.
Prenez le glaive en main pour répandre le sang de votre prochain et de votre
frère, pour posséder ses moyens ; mettez votre bouclier au bras, afin de donner
librement votre vie pour l’honneur. Pour la foi qu’il vous recommandait, aimez
le temple de votre corps, afin que vous ne vous priviez d’aucune volupté, mais
que vous les goûtiez toutes.
Ce misérable attachant à ces choses son intention et sa volonté, son prince lui
mit la main à son col en un lieu destiné pour cela, car le lieu, quel qu’il
soit, ne nuit à personne, si on a bonne volonté, ni ne profite, si l’intention
est mauvaise. Or, ayant profané les paroles qu’on use pour confirmer quelqu’un
en sa milice, l’exerçant pour la superbe du monde, misérable qu’il était !
faisant peu de compte de ce qu’il avait été appelé à de plus grandes choses
qu’auparavant, parce qu’il était obligé à une vie plus austère de misères quasi
infinies, il suivit et accueillit ce chevalier, pour suivre les superbes, et
descend plus profondément en enfer, à raison de la profession qu’il fait de la
milice.
Mais vous me pouvez demander que plusieurs veulent s’agrandir au monde et être
appelés grands, mais néanmoins, n’y peuvent pas arriver. Ceux-ci ne seront-ils
pas punis, à raison de leur mauvaise volonté, comme seront ceux à qui tous les
souhaits réussissent ?
A cela je vous réponds : Quiconque a une entière volonté, et fait tout ce qu’il
peut, afin d’être élevé aux honneurs du monde et être appelé d’un nom vain, et
néanmoins, par un occulte jugement de la Divinité, en est privé, je vous dis
pour certain que celui-là sera puni comme celui qui a acquis les honneurs, s’il
ne fait pénitence. Voici que de deux hommes connus à plusieurs, je vous donne un
exemple, l’un desquels prêchait selon sa volonté, et obtenait presque tout ce
qu’il désirait ; l’autre avait les mêmes ambitions dans le cœur, ou le cœur dans
les ambitions, mais il n’a pu en avoir l’accomplissement. Le premier a acquis
les honneurs du monde ; il a aimé le temple de son corps avec toute sorte de
voluptés ; il dominait comme il voulait, et profitait en tout ce qu’il
entreprenait.
L’autre lui était semblable en volonté, mais dissemblable en effet ; il a acquis
moins d’honneurs, bien qu’il eût cent fois répandu pour cela le sang de son
prochain pour assouvir et accomplir ses cupidités. Il a donc fait ce qu’il a pu
et a accompli sa volonté selon son désir. Ces deux-ci sont égaux en l’horreur du
supplice, et bien qu’ils ne soient pas morts en un même temps et en une même
heure, tous deux néanmoins sont en même damnation, car à tous deux a été faite
la même voix en la séparation de leur âme d’avec leur corps.
L’âme donc, étant séparée du corps, parlait au corps en ces termes : Dis-moi, où
est maintenant la vision délectable de tes yeux, que tu m’avais promise ? Où est
la volupté que tu m’as montrée ? Où sont les paroles délectables dont tu me
faisais user ?
Le démon fut présent soudain et répondit : Les vues promises, elles ne sont
qu’en la poudre ; les paroles, elles ne sont qu’en l’air ; la volupté n’est que
fiente et pourriture ; elles ne profitent de rien maintenant.
Alors l’âme s’écria : Hélas ! Hélas ! Que je suis misérablement déçue ! Je vois
trois choses : je vois que celui qui promettait de se donner à moi sous les
espèces du pain, est le Roi des rois le Seigneur des seigneurs. Je vois que ce
qu’il a promis est indicible et admirable. Je comprends que l’abstinence qu’il
me persuadait est très-utile. Après, elle s’écria plus haut, disant : Malheur!
Malheur ! Que je sois née, malheur ! Que ma vie ait été si longue sur la terre,
malheur ! d’autant que je dois vivre d’une vie qui est une mort éternelle, sans
fin ni relâche. Voilà de combien de misères seront accablés ceux qui pour une
félicité fausse et passagère, auront méprisé leur Dieu. Partant, O mon épouse,
rendez-moi grâces de ce que je vous ai affranchie de tant de misères ! Obéissez
à mon Esprit et à mes élus.
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