Sainte Agnès instruit sainte Brigitte , sa fille spirituelle , de ne reculer jamais et de n’avancer plus qu’on ne doit . De la manière dont il se faut garder aux abstinences qu’on commence et en celles qui sont commencées , et quelle continence est agréable à Dieu.
Chapitre 20

Sainte Agnès parle à sainte Brigitte , sa fille , disant : Ma fille , soyez ferme et constante , et ne reculez pas , car le serpent mordant et mortifère vous talonne ; ni aussi , n’avancez pas plus qu’il ne faut , car la pointe de la lance est devant vous , de laquelle vous serez blessée , si vous avancez plus qu’il n’est juste et raisonnable.

Or qu’est-ce que reculer , sinon se repentir ès tentations d’avoir pris l’austérité et les choses salutaires , et vouloir retourner aux habitudes accoutumées , et se plaire à penser de sales pensées ? Que si telles choses délectent l’esprit , elles aveuglent à toute sorte de biens , et peu à peu retirent de tout bien . Vous ne devez pas aussi avancer plus qu’il ne faut , c’est-à-dire , vous affliger par-dessus vos forces , ou imiter les autres en leur bonnes œuvres par-dessus les forces de la nature , car de toute éternité , Dieu a disposé que le ciel serait ouvert aux pécheurs par les œuvres de charité et d’humilité , la mesure et la discrétion étant gardées partout.

Or , maintenant , le diable envieux suggère aux imparfaits de jeûner par-dessus leurs forces , de faire des choses inouïes et insupportables , de vouloir imiter ce qui est plus parfait , sans considérer ses forces et ses infirmités , afin que les forces manquant , l’homme continue ce qu’il a mal commencé , pour la honte des hommes plus que pour l’amour de Dieu , ou bien qu’il défaille plus tôt qu’il n’aurait fait , à raison de son indiscrétion et de son infirmité . C’est pourquoi mesurez-vous en vous même , c’est-à-dire , considérez vos forces et votre infirmité, car les uns sont de leur nature débiles , les autres forts ; les uns sont fervent par la grâce de Dieu , les autres joyeux de leur bonne inclination.

Partant , gouvernez votre vie selon le conseil de ceux qui craignent Dieu , de peur que , par inconsidération , le serpent ne vous morde , ou que la pointe du glaive vénéneux , c’est-à-dire , la suggestion pestiféré du diable , ne décerne votre esprit , que vous vouliez être vue ce que vous n’êtes pas , ou que vous désiriez être ce qui surpasse vos forces et votre vertu . Car il y en a quelques-uns qui croient obtenir le ciel par leurs mérites , lesquels Dieu préserve des tentations de Satan par une occulte dispensation.

II y en a d’autres qui pensent plaire et satisfaire à Dieu par leurs bonnes œuvres pour les excès qu’ils ont commis , l’erreur desquels est tout à fait damnable . Que si l’homme tuait son corps cent fois , il ne pourrait avec mille répondre à un , car c’est lui qui donne le pouvoir et le vouloir , le temps et la santé ; c’est lui qui remplit nos désirs de toute sorte de biens , qui donne des richesses et la gloire ; c’est lui qui mortifie et vivifie , qui exalte et humilie , et toutes choses sont en sa main ; partant , c’est à lui seul qu’il faut rendre l’honneur , et les mérites des hommes (1) ne sont d’aucun prix devant Dieu.

(1) Qui sont faits sans la charité.

Quand à ce que vous admirez de la Dame qui , venant aux indulgences , a été corrompue , je réponds: Il y a des femmes qui ont la continence , mais qui n’ont point d’amour , chez lesquelles la délectation n’est pas grande ni la tentation violente , et qui , si on leur présentait des partis honorables , les accepteraient ; mais parce qu’il ne s’en présente pas de grands , elles méprisent les petits . De là vient que , de leur continence ,sortent une superbe et une présomption , à raison de quoi il arrive par la permission divine qu’elles tombent comme vous avez ouï . Que s’il s’en trouve quelqu’une qui , pour tout le monde , ne voudrait être corrompue , il est impossible qu’une telle soit abandonnée aux choses sales . Néanmoins , s’il arrivait qu’une telle tombât , ma justice occulte et cachée le permettant ainsi , cela lui réussirait à mérité et non à péché , pourvu que cela fût contre sa volonté.

Partant , sachez pour certain que Dieu est comme un aigle qui regarde d’en haut les choses basses : que s’il voit quelque chose s’élever de la terre , soudain il abaisse cela même ; que s’il voit quelque chose de vénéneuse contre lui , il le perce comme une sagette ; que si quelque chose d’immonde distille de plus haut sur lui , il le secoue fortement comme une oie , et le jette loin de lui . De même en fait Dieu . S’il voit les cœurs des hommes se dresser contre lui , ou par la fragilité de la chair , ou par les tentations du diable , et néanmoins contre la volonté de l’esprit , soudain , comme une fronde , il met cela à néant par l’inspiration de componction ou de pénitence , et fait retourner l’homme à soi-même et à Dieu.

Que s’il voit que le venin de la cupidité de la chair ou des richesses entre dans le cœur , tout à l’instant il outreperce la volonté de la sagette de son amour , afin que , si l’homme vient à persévérer dans le péché (1) , il ne soit séparé tout à fait de Dieu . Que si quelque chose immonde du péché de superbe , ou quelque sale luxure , vient à solliciter l’esprit , tout aussitôt comme une oie , il le chasse par la constance de la foi et de l’espérance , afin que l’âme ne s’endurcisse dans les vices , ou que l’âme unie avec Dieu ne soit coupablement souillée . Partant , ô ma fille ! considérez en toutes vos œuvres et toutes vos affections , la miséricorde et la justice , et pensez à la fin.

(1) C’est-à-dire , à la tentation , qui est appelée tentation , à raison qu’elle induit à péché , y consentant.